11.

Le café Bahja grouillait de monde. Son brouhaha recouvrait les bruits de la rue. Chacun commentait les événements à sa manière, mais tous s’accordaient à les légitimer.

Les autres quartiers négociant leur ressentiment avec la même furie destructrice, il n’était pas indiqué de s’y aventurer. Les rafles et les déportations se poursuivaient. Les échauffourées se multipliaient. Les gens de la Casbah n’avaient que le café pour battre en retraite.

Zawech débarqua au Bahja dans un état lamentable. Le kamis déchiré sur le flanc, une béquille sous l’aisselle, il affichait fièrement un crâne enturbanné dans un grotesque bandage constellé de taches de mercurochrome.

Zawech exerçait la fonction d’idiot du village. Non pas qu’il fût simple d’esprit mais le poste était vacant et Zawech pas regardant. Les jambes longues et grêles, le buste court, le dos voûté, un profil d’échassier, il évoquait un héron, d’où son surnom, Zawech. Personne ne connaissait son âge. La quarantaine, un peu plus, qu’importe ; rien ne le mettait à l’abri des railleries ni des farces des enfants. Indésirable à la confrérie des Anciens, il trouvait auprès des jeunes un semblant de chaleur qu’il s’escrimait à préserver en amusant la galerie. Son statut de pitre le reléguait au rang des intouchables, à tel point que lorsqu’il prenait son courage à deux mains pour aller demander la main d’une vieille fille, les familles sollicitées s’en estimaient gravement offensées. Confit dans le célibat et la risée, Zawech avait cessé d’espérer une quelconque considération à même de rétablir sa dignité. Pour le commun des mortels, il était une énorme plaisanterie, et rien d’autre. Même agonisant, il provoquerait l’hilarité. Sachant qu’on ne le prendrait jamais au sérieux, Zawech avait opté pour le ridicule afin de cohabiter avec la honte.

Zawech roula des yeux globuleux sur les individus attablés autour de lui, agita sa béquille pour attirer leur attention,

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? lui lança le cafetier. Tu as reçu le ciel sur la tête ?

– Je ne sais pas. J’étais du côté d’El-Harrach. Ça barde ferme, là-bas. Une vraie intifada. Les pierres sifflaient de partout. On lapidait les CRS, et ils nous le rendaient bien. Moi, j’exultais. Je m’en donnais à cœur joie. Je courais comme un feu follet à travers la fumée pour chercher les cailloux et les balancer sur les poulets. Et voilà que je repère deux superbes galets, luisants et polis, pareils à des offrandes, au coin de la rue. Vous pensez bien, j’ai pas hésité une seconde, j’ai foncé pour les ramasser… Ben, les gars, c’étaient pas des galets. C’étaient les godasses d’un flic. Tout de suite, j’ai reçu un sérieux coup sur la trogne. Tu as probablement raison, le cafetier. C’était peut-être le ciel qui me tombait dessus car j’ai vu un tas d’étoiles tourbillonner autour de moi.

Quelques rires fusèrent, aussitôt réprimés par la grosse voix d’une espèce de Raspoutine planté devant le comptoir.

– On n’est pas au cirque, ici, Zawech.

– C’est pourtant ce qui m’est arrivé.

– On s’en contrefiche. Nous sommes en guerre, figure-toi. Tes nigauderies, tu les gardes pour toi.

– Ouais, renchérit le cafetier en essuyant ses verres sur son tablier crasseux. On passe aux choses sérieuses, maintenant. C’est pas de notre faute. Ils nous ont poussés à bout. On n’est plus garants de rien désormais.

– De toutes les façons, les dés sont jetés, expliqua Chaouch, un universitaire qui passait pour l’éminence grise locale. Ils ont cherché à nous en mettre plein la vue, et c’est raté. Leur stupide démonstration de force est la preuve qu’ils ont paniqué.

– Tout à fait, reprit Raspoutine, ils ont perdu les pédales et on ne va pas les aider à se relever. Bientôt nous les pendrons sur la place jusqu’à ce que leur peau tombe en lambeaux. Ensuite, nous les foutrons au caniveau pour dératiser les égouts.

Nafa Walid n’entendait que cela à longueur de journées. Parfois, les débats occasionnaient des attroupements dans la rue, et les intervenants devaient grimper sur les tables pour dominer le chahut.

La Casbah délirait. Il tempêtait dans ses venelles, il faisait nuit dans son esprit. Le soleil renonçait à hasarder un peu de lumière dans la cité, sachant que rien n’égaierait les lendemains lorsque la Casbah porte le deuil de son salut.

Nafa, lui, portait le deuil de ses projets. C’était sa façon de compatir au chagrin de sa ville, d’être solidaire avec les siens. Il ne cherchait plus Mourad Brik. Le large de la mer n’affolait plus son âme. Il s’était fait une raison. Le matin, il se levait tard. Après la mosquée, oisif à la dérive, il prenait une table à la terrasse d’un café et regardait passer le temps.

Zawech glissa sa béquille sous son bras et traîna exagérément le pied vers une table désertée à cause de la proximité des toilettes.

– Puisqu’on est en guerre, est-ce que je peux avoir une tasse de café gratis ? Je reviens d’une bataille rangée, hé !

– Tu n’auras rien du tout, fit le cafetier ferme,

– Je suis invalide de guerre, j’ai droit à des chichis.

– La maison n’en délivre pas.

– D’accord, maugréa Zawech, c’est pas grave. J’ai failli devenir amnésique après le coup sur ma trogne, mais Dieu, Il n’oublie pas. (Puis, s’adressant à un voisin.) Tu as un bout de cigarette pour un héros, l’ami ?

– Je ne suis pas ton ami, minable, lui rétorqua le voisin. Moi, tu ne me fais pas rire.

Omar Ziri apparut sur le trottoir d’en face. Il fit signe à Nafa de le rejoindre. Nafa Walid déposa des pièces de monnaie à côté de sa consommation et se dépêcha de rattraper le « philanthrope » qui s’enfonçait vers les soubassements.

Une fois à l’abri des indiscrétions, ils s’arrêtèrent sous une arcade. Omar Ziri passa le doigt sous le col de sa chemise, tordit le cou pour vérifier qu’ils étaient bien seuls. Sa vigilance exagérée mit Nafa mal à l’aise.

– Tu as des ennuis ?

– Moi ? Que Dieu m’en préserve. Qu’est-ce qui te fait supposer des choses pareilles ? s’énerva-t-il, susceptible.

– Rien. Je t’écoute…

– L’imam Younes veut te voir. Retrouvons-nous après la prière d’El Icha, dans mon établissement.

Nafa acquiesça sans pour autant empêcher un léger soubresaut dans sa poitrine.

– Je peux savoir pourquoi ?

– Tu n’as pas confiance ?

– Ce n’est pas ça… C’est juste pour me préparer.

Omar le considéra un instant, l’œil opaque :

– Vingt et une heures trente précises, dans mon établissement.

– J’y serai.

– Et comment ! Bon, maintenant attends que je m’éloigne pour rebrousser chemin.

 

Assis en fakir au milieu d’un édredon, l’imam Younes méditait. Il avait l’air grave. Un gros chagrin pesait sur ses épaules. Derrière lui, le menton rentré dans le cou, Omar Ziri égrenait un chapelet, les yeux baissés. On l’aurait dit assoupi. Seul Hassan – l’Afghan qui avait laissé un bras au Peshawar en s’initiant à la confection des engins explosifs – dévisageait la quinzaine de désœuvrés du quartier que l’imam avait convoqués. Nafa Walid se tenait au centre du dispositif, attentif au recueillement du cheikh. Autour de lui, les autres fidèles attendaient l’objet de la réunion, les jambes croisées et les mains nerveuses sur les genoux.

L’imam Younes releva enfin la tête. Son regard effleura ses ouailles. D’une voix monocorde, trahissant une profonde lassitude, il récita un verset coranique pour ouvrir la séance et dit :

– Comment va ton père, Ali ?

– Il va bien, cheikh.

– J’ai entendu dire qu’il a été hospitalisé, cette semaine,

– Pour une dialyse, cheikh. Il ne pourra plus s’en passer.

– C’est pénible. Et toi, Najib, comment va ta grand-mère ?

– Comme d’habitude, cheikh. Elle s’accroche, mais sans y croire.

– C’est une sainte femme. Je prie pour elle. Et toi, Farouk ? On m’a rapporté que ta jeune épouse était souffrante.

– Fausse couche, cheikh. Tu sais comment on végète, à la maison, avec douze personnes dans un réduit. Je n’ai pas de travail, et la misérable pension du vieux ne fait qu’aggraver les choses…

– Je suis au courant et je compatis.

L’imam Younes soupira. Son regard se voila d’affliction, et les rides de son front se creusèrent. Il dit :

– Nous avons fait appel à vous parce que nous savons ce que vous endurez tous les jours… Ce que vous ignorez, c’est la chance que vous avez de pouvoir rentrer chez vous chaque soir. Vous êtes au chevet de vos malades, et vous les aidez à tenir... Par contre, des frères à nous qui, il y a à peine quelques mois, nous réconfortaient de leur présence, passent aujourd’hui leurs nuits à languir des leurs et à se faire du souci pour eux jusque dans leur sommeil. Quelque part dans le désert séquestrés dans des camps d’internement, coupés du monde et livrés à des bourreaux ignobles, ils se demandent surtout si nous les oublions. Ils nous ont laissé des parents démunis, des épouses perturbées et des enfants sans défense… Nous ne les avons pas oubliés. Nous n’avons pas le droit de les oublier… Dès le commencement des déportations, le Front a arrêté un programme pour la prise en charge de ces familles. Une caisse pour leur venir en aide a été mise en place. Malheureusement les collectes de fonds et la générosité des sympathisants ne suffisent pas. Il y a trop de misère, et l’inflation galopante ne nous facilite pas la tâche. Aussi, le Mejless a décidé de nouvelles initiatives afin de surmonter la crise. Des boutiques, des cafés, des ateliers et d’autres commerces, appartenant à des déportés, vont être rouverts. Nous avons pensé à vous pour les gérer. Nous vous avons choisis pour votre probité d’abord, ensuite parce que vous avez besoin de travailler pour subvenir aux besoins de vos familles. Frère Omar Ziri vous expliquera ce que nous attendons de vous, et la part qui vous reviendra. Il est inutile de vous dire combien nous comptons sur votre enthousiasme et sur votre loyauté. Les familles de nos absents connaissent des difficultés énormes. D’ailleurs, vous l’avez constaté par vous-mêmes. Il est temps d’y remédier.

Trois jours plus tard, Omar Ziri invita Nafa à prendre place à côté de lui dans une voiture.

– C’est ton taxi, Nafa. Je le sors droit de chez le mécanicien, après une révision générale. Il est en parfait état de marche. Voici les papiers. Tout est en règle. Il ne manque pas une seule pièce. Les réparations et le carburant sont à notre charge. Ton salaire sera prélevé sur la recette hebdomadaire. Nous arrêterons nos comptes tous les vendredis, à midi. Au boulot, maintenant. Et que Dieu soit témoin de ce que nous entreprenons.

 

Nafa Walid se lança corps et âme dans son nouvel emploi. Il avait conscience de son utilité. Il contribuait à la prise en charge des familles éprouvées par les déportations massives, et ce n’était pas n’importe quoi. Il était fier et ému à la fois, déterminé à se surpasser pour être à la hauteur. Il commença par répartir rigoureusement son temps. Il mesurait combien il était resté inactif, à l’heure où des frères désintéressés se dépensaient sur tous les fronts, et se devait de se rattraper. À 5 heures du matin, il était debout. Il entretenait son taxi, astiquait la carrosserie, dépoussiérait les sièges et le plancher. À 6 heures, il était au travail. À 13 heures, il observait une pause de trente minutes pour se restaurer. Il rentrait chez lui tard dans la nuit.

Les vendredis, à midi, il allait confier la recette à Omar Ziri. Ce dernier notait les comptes dans un registre, signait les décharges et lui remettait son dû en fonction de l’argent amassé.

– Tu te débrouilles bien, le félicita-t-il. L’imam Younes est très satisfait de ton rendement. Si tu as des problèmes d’ordre financier, ne te gêne pas pour me les soumettre. Nous avons reçu des instructions dans ce sens. Nous devons préserver nos employés des tentations.

Nafa n’appréciait guère ce genre d’allusions. Mais Omar était réputé pour son indélicatesse. Il fallait faire avec.

Les premiers mois se passèrent sans encombre. Les recettes affluaient. Nafa acquit rapidement une bonne réputation. Quelquefois, une prime supplémentaire venait augmenter ses rémunérations. Maintenant qu’il œuvrait pour garantir une vie décente aux familles mutilées, il ne voyait pas ce qui l’empêcherait d’en faire autant pour la sienne. Il se mobilisa davantage et c’est non sans fierté qu’il constata que la marmite familiale dégageait des senteurs de plus en plus appétissantes.

Entre-temps, ses deux sœurs aînées convolèrent en justes noces, l’une avec un commerçant, l’autre avec un enseignant. Pour la première fois, la maison bénéficiait d’une éclaircie. On se mit à y voir mieux, et plus grand. À l’occasion de la fête de Achoura, Nafa offrit un sommier en fer forgé à ses parents. Son père lui faisait toujours la tête, cependant il lui arrivait de se joindre à sa progéniture pour dîner. Quand bien même il s’obstinait à ne regarder que son assiette, on pouvait considérer cela comme un exploit. Un soir, encouragé par sa mère, Nafa consentit à embrasser son géniteur sur la tête. Le vieux garda son air renfrogné, mais il ne le repoussa pas. Et quand le fils fit part de son projet de l’envoyer, avec sa mère, en pèlerinage, le vieux grogna un instant et finit par acquiescer du menton, au grand soulagement de la famille. Ainsi Nafa comprit que son père lui pardonnait, qu’il pouvait de nouveau prétendre à sa bénédiction.

 

Nafa arrêta sa voiture devant la maison d’Omar Ziri et donna deux coups de klaxon pour signaler son arrivée. Omar se montra à la fenêtre. De la main, il le pria de patienter.

Zawech était assis sur le trottoir, un doigt dans le nez, l’œil plissé par un rayon de soleil.

– C’est combien l’aller simple pour le paradis ?

– Une balle dans la tête, lui répondit Nafa.

Zawech s’esclaffa :

– L’ennui est que j’ai même pas de quoi me la payer.

Il se leva en donnant des tapes sur son postérieur, s’approcha du véhicule et posa les coudes sur la portière. Son haleine avariée frappa de plein fouet le chauffeur.

– Tu n’as pas des sous, frangin ? J’ai un creux sous la dent depuis le matin.

Nafa lui tendit un billet.

– Tu es un chic type, le remercia Zawech. C’est pas pour rien si Dieu t’a gratifié d’une gueule aussi sympa.

– Sois gentil, j’attends du monde.

Zawech lissa affectueusement le billet de banque, le mit face au soleil pour le mirer avant de mordre dedans comme s’il s’agissait d’une pièce d’or.

– Ça à l’air d’être un bon. L’autre jour, quelqu’un m’a refilé la photocopie couleur d’un billet de dix. Non seulement le gargotier m’a tabassé, en plus il voulait me livrer au commissariat. Maintenant, je fais attention,

Omar Ziri toussota en ouvrant sa porte. Sa toux consistait à avertir les badauds que des femmes sortaient et qu’il fallait dégager la voie. Zawech empocha l’argent et s’éloigna pudiquement. L’épouse d’Omar – une vague forme humaine masquée par un tchador – grimpa sur la banquette arrière, son petit garçon dans les bras. Omar referma la portière, se racla encore la gorge et s’installa devant.

– Tu nous déposes à Port-Saïd.

Nafa opina en actionnant le compteur.

– Qu’est-ce que tu fais, là ?

– Tu vois bien.

– Tu me prends pour un client ?

– Désolé. Je conduis un taxi, pas ma voiture personnelle. J’essaye de subvenir aux besoins des familles de déportés…

– Tu es sérieux ?

– Bien sûr. Lorsqu’il m arrive de conduire ma mère, je mets le compteur en marche et je paie la course de ma poche.

Omar devint cramoisi. Il s’épongea dans son kamis, les bajoues en feu. « Humilié » devant sa femme » il rumina un instant sa colère puis, brusquement, il éclata d’un rire bizarre et dit pour sauver la face :

– Tu es effectivement d’une honnêteté remarquable. Bien sûr que je vais payer. C’était juste pour te tester.

Nafa enclencha le levier de vitesses et roula sur Bab El-Oued, dégoûté.

La foule déambulait autour des Trois Horloges. Il était 4 heures de l’après-midi. Une chaleur torride étuvait le bas quartier. Nafa avançait prudemment à cause des piétons qui inondaient la chaussée… Soudain, une détonation,., ensuite, deux autres que l’écho répercuta à travers les ruelles dans une kyrielle de crachotements. Au premier coup de feu, la foule se raidit, perplexe, cessant aussitôt son tohu-bohu. Aux suivants, une débandade indescriptible s’empara de la place. En moins d’une minute, il n’y avait plus personne autour des Trois Horloges.

– Ne t’arrête pas, ordonna Omar, continue d’avancer.

Nafa roula jusqu’au bout de la rue. Entre deux voitures en stationnement, un homme gisait sur le trottoir, face contre le sol, la tête éclatée.

– Ne regarde pas, cria l’épouse d’Omar à son enfant.

– Laisse-le regarder, dit le père. Il faut qu’il apprenne comment ça marche, dans son bled. Tu vois, Moussa ? Voilà ce qui arrive aux ennemis de Dieu.

L’enfant contempla le corps étalé.

– Le monsieur saigne, papa…

– Même les grandes personnes se font mal en glissant, tenta désespérément la mère. Quand je te dis qu’il faut faire attention en courant dans la rue, c’est pour que…

– Qu’est-ce que tu es en train de lui raconter, femme ? Ce fumier n’a pas glissé. Regarde bien, fiston. On lui a tiré dessus. C’est un mécréant, un renégat, et les moudjahidin l’ont châtié. Ils l’ont crevé, tu comprends ? Ils l’ont tué…

Nafa accéléra pour épargner le garçon, et pour échapper aux cris d’Omar qui jubila et s’agita sur son siège tout au long du trajet.

 

L’homme abattu était un gendarme en civil, un enfant du quartier. La nouvelle de l’attentat éclaboussa les bidonvilles périphériques. Le petit peuple ne savait par quel bout la prendre. Il se rua sur les cafés et débattit de l’événement à bâtons rompus.

Les vieux n’étaient pas tranquilles. Le spectre de la guerre de 54 revenait gâcher le crépuscule de leur existence. Ils avaient rêvé de finir leurs jours dans leur lit, parmi les leurs, dans le calme et le recueillement. Et voilà que la violence prenait son monde à contrepied. Des coups de feu dans la rue, au vu et au su de la nation ? Était-ce l’ère de l’OAS qui ressuscitait ?

La psychose d’hier revenait au galop. L’horreur jetait l’ancre au tréfonds des êtres, pesait sur les cœurs aussi lourd qu’une enclume.

Les jeunes n’en avaient cure. Ils n’avaient pas connu la Révolution. Ils réclamaient leur part de cauchemar.

La même nuit, une autre rafale crépita dans un cul-de-sac. Au matin, le corps désarticulé d’un militaire terrifia un groupe d’écoliers. Quand arriva l’ambulance, tard dans la matinée, la patrouille de police qui l’accompagnait essuya un tir croisé. Cloué sur place, le véhicule s’embrasa. L’odeur de crémation flotta longtemps dans l’impasse.

À la une des journaux, des initiales funestes s’étalèrent : M.I.A… Mouvement islamique armé. Aussitôt, des lettres de menace jetèrent des familles entières dans l’émoi. Les vieux rangèrent leur tabouret, renoncèrent à la djemaâ, au thé sur le trottoir, aux vertus du farniente ; et les discussions, consacrées naguère aux chantres d’antan, virèrent, sans crier gare, aux oraisons funèbres.

Après les lettres de menace, le téléphone se mit de la partie, excellant dans l’annonce des représailles. Il sonnait à des heures impensables. La voix, au bout du fil, glaçait le sang : « Tu vas crever, renégat ! »

Ce n’étaient pas des paroles en l’air.

Chaque matin, des hommes encagoulés jaillissaient de leur cachette et tiraient à bout portant sur leurs cibles. Quelquefois, un couteau de boucher achevait les blessés en leur tranchant la gorge. À la mosquée, on expliqua ce geste : un rituel grâce auquel le mort se muait en oblation, et le drame en allégeance.

Bientôt, les nuits se remplirent de cliquetis, de pas de course, d’hallucinations. Les escadrons de la mort investissaient les douars, mettaient le feu aux poudres, aux usines, aux établissements étatiques, faisaient sauter les ponts et les tabous, délimitaient les no man’s land et les « territoires libérés ». Les prêches retentissaient dans les montagnes, déferlaient sur les villages. Les tracts voletaient dans le souffle du djihad. Les attentats spectaculaires se bousculaient aux unes des quotidiens. Les rues d’Alger, de Blida, de Boufarik, de Chlef, de Laghouat, de Sidi Bel-Abbes, de Jijel reculaient devant la marche des Afghans.

Bab El-Oued hissa son pont-levis. Ses enfants indésirables plièrent bagages, certains n’eurent même pas le courage de revenir les chercher. Leurs propres voisins les épiaient, le doigt sur la détente, le cran d’arrêt en alerte. Policiers, militaires, journalistes, intellectuels tombaient comme des mouches, les uns après les autres, au petit matin, fauchés sur le seuil de leur porte.

Le hurlement des mères abreuvait celui des sirènes. Les enterrements confirmaient la tragédie. La mort frappait partout. Tous les jours. Toutes les nuits. Sans trêve et sans merci. Six agents de l’ordre furent interceptés au détour d’une rue. Leurs assaillants les arrosèrent de plomb ; ensuite solennellement, ils les retirèrent du véhicule et les décapitèrent sous le regard vitreux des fenêtres.

Peu à peu, la Casbah consolida ses remparts. Elle devint une citadelle interdite. Les moudjahidin s’y repliaient après leurs prouesses. Ils étaient chez eux. On les voyait, la tête dans un nimbe obscur et le pistolet bien en évidence au ceinturon, se pavaner dans les ruelles, énumérer leurs attentats sur la terrasse des cafés, raconter la frayeur de leurs victimes en riant, satisfaits de la tournure que prenaient les choses.